Bernard pivot, l’hôte idéal
Bernard pivot, l’hôte idéal
Article initialement publié le 7 octobre 2010
Pendant plus de trente ans, à la télévision, cet homme n’a fait que poser des questions. Même ses mains de derviche et ses yeux, sous les verres demi-lune, étaient interrogatifs. Il semblait emprunter à Socrate l’art de la maïeutique et à l’inspecteur Lino Ventura, dans « Garde à vue », celui d’obtenir des aveux. On aurait dit qu’il n’avait vécu que pour exercer cette insatiable curiosité dont, par modestie ou abnégation, il feignait toujours de s’exclure. C’était d’autant plus troublant que, à « Ouvrez les guillemets », « Apostrophes » et « Bouillon de culture », il recevait le plus souvent des écrivains tout gonflés d’eux-mêmes qui pratiquaient, en pleine lumière, le culte du moi. Il était bien le seul, sur le plateau, à ne pas se préférer.
« Comment oublier Bernard Pivot ? » : l’hommage de Jérôme Garcin au « Roi Lire »
On voit par là que c’était l’hôte idéal. D’autant plus que, la semaine précédant l’émission, il s’était enfermé chez lui afin de lire, un crayon à la main, à raison de huit heures par jour et sans jamais sauter une page, tous les ouvrages de ses invités. Quand sonnait l’heure de les recevoir, il ne connaissait pas le trac : il avait la sérénité bonhomme de l’artisan qui a bien travaillé. Il pouvait enfin poser toutes les questions qui le turlupinaient. Davantage qu’un interviewer, il se considérait d’ailleurs comme « un gratteur de têtes ». Ce métier obscur le fascinait depuis son enfance. Il l’avait découvert à la grande foire de Lyon, où un employé scrupuleux était chargé, dans l’obscurité, de chatouiller le crâne des voyageurs du train fantôme. A ceci près que Bernard Pivot n’a jamais fait peur.
Le voici donc arrivé à l’âge où il peut enfin se poser des questions à lui-même et donner des réponses. Il était temps. Lorsqu’il observe le chemin qu’il a parcouru, depuis la petite épicerie de ses parents, à Lyon, il ne se départit pas d’un étonnement et d’une modestie qui le rendent très émouvant. Il dit seulement qu’il a eu beaucoup de chance. Rien, à l’en croire, ne justifiait que l’élève moyen du pensionnat Saint-Louis et du lycée Ampère rongé par le doute devînt un jour le roi Lire. Il n’attribue son entrée, à 23 ans, au « Figaro littéraire » qu’au goût prononcé de Maurice Noël pour le beaujolais et jure que, sans le caquillon (un petit tonneau de 10 litres) envoyé par ses parents au rédacteur en chef, jamais il n’aurait été courriériste et critique littéraire. Même son règne inégalé sur le petit écran, il l’attribue à sa bonne étoile : « Comme je n’avais pas suivi d’études supérieures, la télévision a été mon université. » Quand il évoque ses plus belles rencontres devant les caméras : Marguerite Yourcenar, Alexandre Soljenitsyne, Albert Cohen, Georges Dumézil ou Marguerite Duras, on dirait l’ancien élève qui paie sa dette aux maîtres qui l’ont formé, instruit, éclairé. En somme, s’il les a si bien interviewés, c’est qu’il savait d’abord les écouter. A la télévision, Pivot a été le dernier grand écouteur.
Fidèle à lui-même, à ses passions, ses amis, ses origines
Le portrait attendri que lui consacre Bérangère Casanova s’intitule « les Années Apostrophes ». Une fois encore, on mesure, archives et témoignages à l’appui, la fonction historique de cette émission qui, pendant un demi-siècle (« L’âge d’or des sciences humaines », rappelle ici Pierre Nora), a démocratisé la lecture, introduit les écrivains dans tous les foyers de France, suscité un débat intellectuel hebdomadaire, et constitué une vidéothèque sans égale – revoir, en DVD Gallimard, ses grands entretiens avec Jouhandeau, Guilloux, Green, Cohen, Lévi-Strauss, Nabokov, Simenon ou Françoise Dolto.
Mais l’homme ne se réduit pas à son succès. C’est le mérite de ce film : beaucoup découvriront le Pivot d’avant les années « Apostrophes » et d’après la télévision. Ils constateront – c’est un cas unique dans ce milieu – qu’il a toujours été fidèle à lui-même, à ses passions, ses amis, ses origines. Ni le pouvoir qu’il a eu ni la notoriété qu’il a acquise ne l’ont changé. Il n’a jamais créé de maison de production et n’a pas fait fortune. Il publie d’érudits ouvrages mais ne prétend pas être un écrivain. Et s’il est heureux d’avoir hérité, à l’Académie Goncourt, des couverts de Colette et Giono, c’est parce qu’il adore leurs œuvres et qu’ils étaient gourmands.
Ah, la gourmandise, ce fut sa grande affaire ! Et c’est peut-être le secret de sa vie accomplie. A 75 ans, il ouvre encore un paquet contenant un livre comme s’il dissimulait du foie gras. Il lit à haute voix une page d’Antoine Blondin, son auteur de chevet, en se léchant les babines. Gourmand de mots rares et de proses métaphoriques comme il l’est de « vins friands où passe le soleil », d’œufs à la mayonnaise et de beaux dribbles. Gourmand des paysages de son enfance, des collines de Quincié-en-Beaujolais où il sera enterré et où il ne manquerait pour rien au monde le rituel des vendanges, qu’il appelle sa « période de sensualité ». Lorsqu’on le voit cueillir une grappe de raisins, on ne sait pas vraiment s’il la caresse, la palpe, la soupèse ou s’il la questionne comme, autrefois, l’animateur d’« Apostrophes » interrogeait les écrivains. Pour en extraire le meilleur jus.
[Article initialement publié le 7 octobre 2010 à l’occasion de la diffusion sur France 5 du documentaire « Bernard Pivot, les années Apostrophes » de Bérangère Casanova]