Au Collège de France : «Vous voyez, on peut faire des Jeux olympiques intellectuels» !
Le Français Mohamed Boughera El Ouafi entre dans le stade olympique à l’arrivée du marathon des JO de 1928 à Amsterdam. Il remporte la médaille d’or avec un temps de 2 heures, 32 minutes, 57 secondes.
Têtes chenues et palabres autour des derniers podcasts de France Culture avant le début du colloque, dans l’amphithéâtre à moitié rempli du Collège de France, ce jeudi soir 8 février. Rien que de très ordinaire. Or, durant l’heure et demie suivante, surgissent les noms d’Ahmed Boughera El Ouafi, troisième champion olympique de l’histoire de l’athlétisme français avec sa victoire au marathon d’Amsterdam en 1928, ou de Larbi Ben Barek, footballeur au destin fracassé venu de Casablanca, international tricolore entre 1938 et 1954, déifié par le roi Pelé lui-même. Tous deux quasi oubliés de la grande légende du sport tricolore. El Ouafi a fini renié par la Fédération française d’athlétisme. Miséreux, il meurt à 61 ans dans une fusillade dans un bar de Saint-Denis, possiblement sous les balles du FLN algérien. Ben Barek a terminé sa vie dans la solitude, en 1992, dans un appartement de Casablanca. Son corps n’a été découvert que trois jours après sa mort.
Si le sport a souvent été maintenu à l’embrasure du monde des idées, le Collège de France a décidé de profiter de l’effervescence des Jeux olympiques de Paris pour «accompagner», «à sa manière», l’événement de l’été prochain. Une série de sept rendez-vous pour «mettre en perspective les enjeux du sport, de la performance et de l’olympisme dans leur actualité et dans notre histoire» sont programmés jusqu’en juillet, ayant pour thèmes l’histoire de l’olympisme, la biologie de la performance ou l’évolution de la paléoanthropologie à la physiologie du mouvement. «Vous voyez, on peut faire des Jeux olympiques intellectuels», considère en préambule Thomas Römer, l’administrateur du Collège de France.
«Le but est de mettre en tension cette question des Jeux olympiques, tels qu’ils se racontent, et la réalité du sport dans nos sociétés, décrypte l’animateur de ces tables rondes, Emmanuel Laurentin, producteur de l’émission «le Temps du débat» sur France Culture et par ailleurs ambassadeur de la grande collecte des archives du sport. Nous allons prendre au sérieux comme le sport se raconte mais aussi combien il est un fait social total, qui a bonifié, en un siècle et demi, l’urbanisme de nos villes et de nos villages, l’idée de performance, la culture du corps, les relations sociales, le droit, l’économie ou la compétition des nations entre elles.» Première discussion jeudi, donc, autour de la migration et du sport. L’occasion de brasser (très) large et d’évoquer les thèmes du nationalisme, du racisme et des thèses racialistes du début du XXe siècle, qui ont perduré, en quelque sorte, puisque en 2011 éclate l’affaire des quotas dans le football. Le sélectionneur de l’époque, Laurent Blanc, évoquait au sein des bureaux de la fédération, un prétendu avantage génétique des Noirs. «En France, on a l’impression qu’on forme le même prototype de joueurs : grands, costauds, puissants. Qu’est-ce qu’il y a actuellement comme grands, costauds, puissants ? Les Blacks. C’est comme ça.»
«Le sport rend visible les corps»
Pour Paul Dietschy, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté, le sport moderne apparaît au moment de la codification des règles sportives, universellement admises. Une apparition qui se révèle consubstantielle à la question des migrations, à la fois par le biais «des règles, et puis par cette question de l’expansion occidentale par le sport et l’utilisation du sport dans la colonisation et la domination du monde par les Européens». Le sport participe à la création d’une identité : aux Etats-Unis, le rugby, «jugé trop violent» et trop anglais, devient le football américain tandis que le soccer, lui, est peu à peu pratiqué par les minorités.
En même temps que le sport se professionnalise, les migrations deviennent elles-mêmes liées à ce nouveau statut. C’est le cas de Larbi Ben Barek, quand il débarque à l’Olympique de Marseille en 1938, ou, plus anciennement encore, de Jack Johnson, porte-étendard de cette génération de boxeurs noirs qui arrivent à Paris avant la Première Guerre mondiale – le sport qui, «par définition, rend visible les corps», note par ailleurs Patrick Mignon, sociologue, ancien responsable du laboratoire de sociologie de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep).
Le sport comme un lieu d’intégration, comme un marqueur des relents identitaires (de Georges Carpentier, «champion du monde des poids lourds de race blanche» en 1914, aux skinheads sévissant dans l’ancien kop Boulogne au Parc des Princes). Bref, le sport comme une loupe, à chaque époque, de la question migratoire. Prochain rendez-vous le 21 mars, autour de la célébrité des sportifs.