70 ans de Diên Biên Phu : « Une bataille entrée au panthéon des défaites glorieuses de l’armée française »

« 20 Minutes » a demandé à deux historiens spécialistes de la guerre d’Indochine quel rang accorder à la bataille de Diên Biên Phu, soixante-dix ans jour pour jour après la défaite française

anniversaire – « 20 Minutes » a demandé à deux historiens spécialistes de la guerre d’Indochine quel rang accorder à la bataille de Diên Biên Phu, soixante-dix ans jour pour jour après la défaite française

Le 7 mai 1954, « Claudine » et « Eliane », deux des derniers points d’appui français installés sur des collines, censés protéger la vallée de Diên Biên Phu, en Indochine, tombent à leur tour. A 18 heures, après deux mois de bataille intense, le cessez-le-feu est prononcé. La victoire du Viêt Minh, l’organisation armée du parti communiste vietnamien, est prononcée face au corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient (Cefeo). Ce qui va précipiter la fin de la guerre d’Indochine (1946-1954), le départ de la France et le basculement du Vietnam du nord sous régime communiste, en pleine Guerre froide.

Alors que l’on commémore ce mardi les 70 ans de Diên Biên Phu, quel rang accorder aujourd’hui à cette défaite dans l’histoire militaire française ? 20 Minutes a interrogé deux spécialistes de la guerre d’Indochine, l’historienne Laure Monin-Cournil et le lieutenant-colonel Ivan Cadeau, historien et chef du bureau « doctrine, opérations et renseignement » au service historique de la Défense.

Diên Biên Phu fait-elle partie des « grandes » défaites françaises ?

Incontestablement oui pour le lieutenant-colonel Ivan Cadeau, spécialiste des guerres d’Indochine et de Corée. « La guerre d’Indochine n’est finalement connue, quasiment, qu’au travers de la défaite de Diên Biên Phu. Elle provoque un choc au sein de l’opinion publique française, qui s’était largement désintéressée du conflit, voire qui l’ignorait. Et tout à coup, au printemps 1954, on apprend qu’il s’est passé quelque chose de grave. »

«Ã‚ C’est une défaite au statut particulier, poursuit l’historien. On ne peut pas la comparer à Waterloo, par exemple, qui dure quelques heures. Là, on a des gars postés sur des points d’appui auxquels on a donné des prénoms de femmes, et qui vont tenir pendant deux mois face à un adversaire infiniment supérieur en nombre. » Durant ces semaines de combats meurtriers, les soldats de l’union française, composée entre autres de légionnaires ou de membres des colonies, vont résister aux assauts d’artillerie des forces du Viêt Minh, et les deux camps iront jusqu’au combat au corps à corps.

«Ã‚ C’est un drame avec des milliers de victimes [le bilan officiel évoque 3.000 morts et disparus côté Cefeo, 8.000 morts côté Viêt Minh], et le monde entier va suivre l’étouffement du camp retranché, la chute des points d’appui, ce qui va nourrir le mythe. D’autant plus que ce sont des bataillons d’élite qui sont engagés, poursuit Ivan Cadeau. L’âge d’or des troupes aéroportées françaises, c’est la guerre d’Indochine, et Diên Biên Phu est leur bataille, à ranger parmi Camerone et Sidi-Brahim au sein de cette espèce de panthéon des défaites glorieuses de l’armée française. Diên Biên Phu est finalement une bataille qui appartient avant tout à l’armée et ses traditions. C’est la geste française, une défaite dans l’honneur. »

«Ã‚ Dans la presse de l’époque, on en parle énormément comme un acte de gloire, d’héroïsme, abonde Laure Monin-Cournil. Et le peu de fois où le mot défaite est employé, il y a forcément le mot héroïque derrière. D’ailleurs, pour éviter de parler de défaite, on parle des combattants. Pourtant, c’est bel et bien, avant tout, une défaite. »

Quelles sont les raisons qui expliquent cette défaite ?

Il est généralement établi que les Français, à l’automne 1953, ont voulu tendre un piège au Viêt Minh en l’attirant dans ce qu’il est coutume d’appeler la cuvette de Diên Biên Phu. Piège qui se serait retourné contre eux. « Diên Biên Phu est une vallée, qui fait 18 km de long sur 9 km de large, insiste Ivan Cadeau. Elle est choisie par le général commandant en chef Navarre pour répondre au défi posé par l’adversaire, qui veut s’emparer des dernières possessions dans le nord du Vietnam et remonte vers le Laos. Le seul endroit où établir une base aéroterrestre, c’est-à-dire centré autour d’une piste d’aviation, c’est Diên Biên Phu. Ce site a alors pour objectif de rayonner afin de perturber l’offensive de l’adversaire, en aucun cas d’établir un piège pour attirer le Viêt Mihn. Ce sont finalement les réactions de l’adversaire qui vont faire de Diên Biên Phu un camp retranché, puisque les Français ne vont plus pouvoir en sortir à partir de début janvier 1954. »

«Ã‚ Ce qui attire les Français, c’est la piste d’aviation, qui va permettre de tout acheminer par voie aérienne », confirme Laure Monin-Cournil. L’historienne estime néanmoins que le commandement français a sous-évalué les capacités du Viêt Minh à acheminer, lui aussi, du matériel dans ce terrain montagneux qui entoure la vallée de Diên Biên Phu. Or, il réussit à faire monter le long de ces pentes tout le matériel léger et les vivres « par des milliers de Vietnamiens à pied et à vélo », tandis que les pièces d’artillerie sont transportées dans des camions d’origine soviétique.

Pour Ivan Cadeau, ce n’est pas tant l’acheminement de ce matériel que son utilisation qui surprend les Français. « L’emploi de l’artillerie à pente va faire mal. Ce sera un déluge de feu. Et les Français se sont montrés de leur côté légers dans la réalisation de leurs abris et des points d’appui, qui ne respectaient pas les critères nécessaires à la solidité d’une fortification de campagne. Ils manquaient de matériaux, c’est vrai, mais ils n’ont pas creusé suffisamment. »

Violents combats à Diên Biên Phu, le 14 mars 1954. – UNCREDITED/AP/SIPA

Le combat s’engage le 13 mars entre les 15.000 hommes dirigés par le général de Castries et les 70.000 hommes du général Giap, et vire à la guerre de tranchées. « On compare cette bataille à Verdun, on a même parlé du “Verdun tropical”, alors que Verdun est une des grandes victoires de l’armée française » souligne Laure Monin-Cournil. « Et contrairement à Verdun, on ne fait pas tout pour sauver Diên Biên Phu », complète Ivan Cadeau. « Les deux premiers jours sont fatidiques, rappelle Laure Monin-Cournil. Après, il y a des renforts qui arrivent, notamment les parachutistes avec toute l’aura du bataillon de Bigeard le 16 mars, et la confiance revient un peu. Mais c’est de courte durée. »

Quelles conséquences cette défaite a-t-elle au niveau international ?

Pour reprendre le parallèle avec Waterloo, « qui se conclut par le départ de l’Empereur », Ivan Cadeau souligne que Diên Biên Phu n’a pas le même impact puisque « la IVe République reste en place. » Il n’empêche que ses conséquences sont retentissantes.

«Ã‚ C’est une défaite qui précipite la fin de la Guerre d’Indochine à la conférence de Genève [le 21 juillet 1954], et qui a pour conséquence de faire passer la moitié du Vietnam sous régime communiste », en pleine Guerre froide, souligne Laure Monin-Cournil. « Cette défaite intervient également un peu moins de quinze ans après la grande claque de 1940, rappelle Ivan Cadeau. Cela confirme que la France n’est plus une grande puissance. C’est aussi le premier pas vers la perte de son empire. Diên Biên Phu marque en cela le début d’un déclassement international pour la France. »

Quelle résonance Diên-Biên Phu a-t-elle en France ?

Si la défaite provoque un choc en France, il est de courte durée, estime Laure Monin-Cournil. « En métropole, ce n’est pas la préoccupation principale. L’Indochine, c’est loin, et on va très vite enchaîner sur l’Algérie, qui inquiète davantage les Français. Par ailleurs, rappelons que les combattants de Diên Biên Phu sont exclusivement des militaires de métier, avec relativement peu de Français de métropole. Le corps expéditionnaire d’Extrême-Orient est composé majoritairement de membres de l’union française, en provenance des colonies et de la légion. »

«Ã‚ A Diên Biên Phu, il n’y a eu au maximum que 17 % de Français métropolitains, soit moins d’un cinquième des effectifs, appuie Ivan Cadeau. C’est à l’image du corps expéditionnaire, c’est-à-dire quelque chose de très varié dans les origines et les confessions, avec des unités d’élite et du tout-venant. »

Que deviennent les survivants de Diên Biên Phu ?

Après l’arrêt des combats, « 858 combattants ont été évacués vers la France » indique Laure Monin-Cournil. Mais environ 11.000 soldats sont faits prisonniers. « On a parlé de 70 % de pertes dans les camps, ce serait en réalité plutôt de l’ordre de 30 %, ce qui est déjà énorme », évalue de son côté Ivan Cadeau.

La situation est confuse durant cette période, d’autant plus qu’à la libération des prisonniers, entre fin juillet et début septembre 1954, « on ne sait pas ce que sont devenus certains légionnaires des pays d’Europe de l’est » pointe Laure Monin-Cournil. « Il y a aussi le cas des milliers de Vietnamiens qui combattaient dans les rangs de l’armée française, ajoute Ivan Cadeau. Tous n’ont pas été exécutés, et après une période de rééducation, la plupart ont même été réintégrés dans les rangs du Viêt Minh. »

«Ã‚ Après un voyage en bateau, quelque 3.290 combattants européens reviennent en France entre novembre 1954 et janvier 1955, poursuit Laure Monin-Cournil. A leur arrivée à Marseille, les prisonniers sont durement accueillis par la population syndicale et le parti communiste, ce qu’ils vivent très mal. Certains d’entre eux vont intégrer, difficilement, la société civile ; les autres sont disséminés au sein de plusieurs unités de combattants. Certains se retrouveront lors de la guerre d’Algérie. »

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