Bastien Vivès à Bruxelles : « Cette exposition n’est pas une revanche »

Bastien Vivès à Bruxelles : « Cette exposition n’est pas une revanche »

Enfin dans son élément ! Plus d’un an après l’affaire ubuesque qui a déchiré le monde de la bande dessinée et au-delà, Bastien Vivès revient à ses premières et véritables amours : le dessin. Comble de l’ironie, ce retour intervient à travers une exposition alors même que c’était une rétrospective consacrée à son ?uvre, prévue au Festival d’Angoulême en janvier 2023, qui avait provoqué le séisme que l’on connaît. En outre, si l’on ne peut pas nécessairement parler d’un retour en catimini, tant le cadre de la Galerie Huberty & Breyne, au c?ur de Bruxelles, est majestueux, la tenue d’un tel événement aurait été probablement impossible en France, tant le nom de Bastien Vivès, selon ses propres mots, est encore « radioactif ».

Alain Huberty, l’un des deux propriétaires des lieux et fervent amateur de l’?uvre de Bastien Vivès, a préféré, curieusement, ne pas s’exprimer, renvoyant à un communiqué qui fait état de diverses pressions exercées sur la galerie, dont une pétition qui réclamait l’annulation de l’exposition. L’association Child Focus Belgium, sollicitée par les auteurs de la pétition, est ainsi venue examiner le contenu de l’exposition et « n’a rien trouvé à y redire », s’en amuse Bastien Vivès.

Bastien Vivès dans son atelier, en 2024. © KHANH RENAUD POUR « LE POINT »

Bastien Vivès dans son atelier, en 2024. © KHANH RENAUD POUR « LE POINT »Non, les dessins exposés « ne glorifient ni l’abus sexuel d’enfants ni l’inceste », acte le communiqué de la galerie, qui entend « poser la question de notre rapport à l’image et de la frontière entre fiction et réalité », un enjeu clé des poursuites engagées contre le dessinateur en France.À LIRE AUSSI Richard Malka : « L’affaire Vivès, c’est l’abolition de la frontière entre fiction et réalité »

Cela n’a pas empêché un petit nombre de manifestants de chercher à perturber le vernissage de l’exposition jeudi soir, aux cris de « Pas de vitrine pour Vivès » ou « On n’en peut plus d’une société qui tolère ça ». Mais Bastien Vivès en a désormais vu d’autres : « La galerie a tenu bon, se félicite-t-il, même s’il fallait jouer des coudes pour pouvoir entrer sous les insultes et les sifflets ! » L’auteur de 40 ans est surtout soulagé de redevenir ce qu’il a toujours été : un dessinateur surdoué, admiré du public et de ses pairs ? du moins, certains d’entre eux. « Cette exposition, où il y a quatre ou cinq pièces qui devaient être présentées à Angoulême, n’est pas une revanche, tient-il à souligner. Mais je voulais montrer ce que je suis. L’affaire qui me concerne a aussi révélé que certaines personnes dans le métier me voyaient comme un imposteur. »

Justement intitulée « Héritages », l’exposition concentre une cinquantaine de splendides aquarelles, qui mêlent hommage aux grands maîtres de la bande dessinée et de la pop culture qui ont nourri l’imaginaire de Bastien Vivès et témoignage de l’expérience traumatisante vécue par l’auteur au cours des derniers mois. « Moi qui travaille sur tablette depuis très longtemps, je voulais retourner à un contact organique à la planche pour retrouver le pur plaisir du dessin et du geste. L’aquarelle a quelque chose de très doux, qui se marie bien avec l’humour. »

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Exorcisme et censure

L’exposition apporte également un démenti assez cinglant à ceux qui accusent Bastien Vivès d’inconséquence, d’irresponsabilité et d’un manque total de réflexivité dans ce qu’il dessine. L’éternel adulescent a laissé la place à un artiste blessé, mais qui a choisi la voie de l’humour et de l’intelligence pour purger passions tristes et ressentiment. Les deux nazis ennemis d’Indiana Jones qui se liquéfiaient devant l’Arche d’alliance dans Les Aventuriers de l’arche perdue se décomposent cette fois à la lecture de? Petit Paul, l’une des bandes dessinées à l’origine des malheurs de l’auteur.

La lecture de emPetit Paul/em a des effets indésirables sur les méchants nazis d’emIndiana Jones/em. © Copyright Bastien Vivès

La lecture de Petit Paul a des effets indésirables sur les méchants nazis d’Indiana Jones. © Copyright Bastien Vivès

La fameuse scène de L’Exorciste qui voyait la petite fille possédée par le démon s’élever au-dessus de son lit est détournée pour faire d’une lecture de? Boule et Bill l’origine du mal ! « J’ai beaucoup utilisé Boule et Bill dans ces aquarelles, car c’est une ?uvre qui constitue pour moi le point zéro de la bande dessinée. C’est-à-dire que, si on trouve à y redire, personne n’est à l’abri. Or je suis tombé sur une vidéo de 1974 où Roba, l’auteur de Boule et Bill, se plaint des dangers de la censure et des associations de défense des animaux qui le harcèlent pour ce qu’il ferait subir aux chiens et aux tortues dans ses livres ! Donc ce qui m’arrive, à une autre échelle, ne date pas d’hier. En même temps, c’est plus qu’inquiétant qu’on en soit encore là aujourd’hui. »

Hommage à emL’Exorciste /emde William Friedkin ou comment la lecture de Boule et Bill peut conduire à la possession. © Copyright Bastien Vivès

Hommage à L’Exorciste de William Friedkin ou comment la lecture de Boule et Bill peut conduire à la possession. © Copyright Bastien Vivès

Sur une autre aquarelle, Dustin Hoffman et Robert Redford qui enquêtaient, dans Les Hommes du président, sur l’affaire du Watergate sont confrontés à une vague? d’?uvres cancellées ! « OK, alors de cancel on a : Boule et Bill, Léonard, Gil Jourdan? Calvin et Hobbes cancel aussi. » « Ça va trop vite », constate, paniqué, le personnage de Redford. Vivès a même créé pour l’occasion la couverture d’une série de BD imaginaire, Les Wokes, sur laquelle une bande de garnements à trottinette s’enfuit avec une statue de Napoléon qu’ils viennent de déboulonner.

À LIRE AUSSI Bastien Vivès, le chien Messi et la mortLe dessinateur met plus directement son affaire en scène en peignant une commission d’enquête dont les membres sont très sérieusement en train de réfléchir sur les pièces à conviction que sont les pénis démesurés et les fortes poitrines présents dans Petit Paul. Bastien Vivès n’oublie pas non plus de saluer ironiquement le succès de ses « adversaires » après le renoncement du Festival d’Angoulême à présenter son exposition, en pastichant le Babar de Jean de Brunhoff. On y voit la population de Célesteville s’agglutiner devant des planches à dessin avec cette légende : « Heureusement, l’exposition fut maintenue à la grande fête de la bande dessinée de Célesteville et tout le monde s’en félicitait. »

Avec ce pastiche de Babar, Bastien Vivès revient avec ironie et tendresse sur l’annulation de son exposition à Angoulême. © Copyright Bastien Vivès

Avec ce pastiche de Babar, Bastien Vivès revient avec ironie et tendresse sur l’annulation de son exposition à Angoulême. © Copyright Bastien Vivès

Éduquer au dessin

Mais, comme le dit Bastien Vivès, il n’a pas conçu cette exposition comme une revanche, mais comme le reflet du regard dessillé qu’il porte sur son ?uvre et la fonction du dessin. Ces jeunes femmes qui exhibent fièrement des tee-shirts ou crop tops « Je suis Charlie » questionnent ainsi le statut et la signification de ce mot d’ordre aujourd’hui, notamment auprès de nouvelles générations à la sensibilité exacerbée et à la grille de lecture incertaine.

De jeunes femmes arborent fièrement un slogan qui paraît bien loin aujourd’hui. © Copyright Bastien Vivès

De jeunes femmes arborent fièrement un slogan qui paraît bien loin aujourd’hui. © Copyright Bastien Vivès

Une autre illustration montre des enfants sagement assis dans un musée, à contempler des ?uvres peuplées de nus, de poses lascives et de scènes homoérotiques échappées de l’Antiquité, sous le regard d’une jeune guide qui les éveille à ce monde.

L’éducation des enfants à l’art vue par Bastien Vivès. © Copyright Bastien Vivès

L’éducation des enfants à l’art vue par Bastien Vivès. © Copyright Bastien Vivès

Sur une autre, on voit, égarés dans les gradins très chics d’un tournoi de tennis, deux enfants qui se détournent du spectacle pour se concentrer sur la lecture du? Déclic de Manara.

Mais une planche, présente dans le catalogue de l’exposition, brille par son absence. Il s’agit d’un hommage à Marcel Gotlib dans lequel une jeune maman joue avec son enfant après avoir pris son bain avec lui, avant de constater, effrayée, que le charmant bambin est pris d’une? vigoureuse érection. Et la maman de lui donner une fessée retentissante.

«Ã‚ C’est l’une des planches que j’ai reprises telle qu’elle se trouve dans un album de Gotlib, Rhââ Lovely. Que la galerie ait pris soin de ne pas l’exposer signifie quelque chose sur notre époque. On peut déplorer cette réalité, mais c’est la nôtre aujourd’hui. Je serai toujours juge de ce que je dois ou ne dois pas montrer, et, s’il faut revenir aux années 1960, les artistes le feront, car nous sommes toujours capables de nous adapter. Mais cela sera triste. » En attendant, il faut se réjouir de ce kaléidoscope flamboyant et rieur, que les locaux de l’étape, René Magritte et Marcel Broodthaers, n’auraient pas renié.

«Â Bastien Vivès. Héritages », Galerie Huberty & Breyne, Bruxelles, du 12 avril au 11 mai.